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Jamais, dans les injustices que j'ai éprouvées de la fortune, je n'ai eu recours à l'assistance de Mahomet, que je n'aie trouvé en lui un patron dont la protection est invincible. Jamais je n'ai désiré recevoir de sa main aucun bien temporel pu spirituel, que cette main, la plus excellente que l’on puisse baiser, ne m'ait accordé quelque don de sa libéralité.
Ne fais aucune difficulté de reconnaître sa vision nocturne[12] pour une véritable révélation ; car le cœur de ce Prophète ne dort pas, lors même que ses yeux sont fermés par le sommeil. Dès lors il avait atteint l'âge parfait pour la mission prophétique, et l'on ne doit lui refuser aucun des avantages qui conviennent à l'âge parfait.
Combien de maladies a guéries le seul attouchement de sa main! combien de malheureux elle a délivrés des mains de la folie !
Vivifiée par l'efficacité de ses prières, l'année de la plus grande sécheresse s'est distinguée au milieu des temps de disette, par une abondante fertilité, semblable à cette étoile blanche qui brille sur le front d'un cheval, au milieu des crins noirs qui l'environnent de toute part. Les nuages l'ont fécondée par leurs eaux abondantes, et l'on eût dit que les vallées étaient devenues un bras de mer, ou des torrents échappés de leurs digues.
Laisse-moi, que je chante les oracles[13] de ce Prophète. Ils ont paru ces oracles avec un éclat pareil à celui que jettent, au milieu de la nuit et sur le sommet d'une montagne, les feux qu'allume une main généreuse pour attirer le voyageur dans sa demeure hospitalière.
La perle reçoit, il est vrai, quelque augmentation de beauté de la main habile qui l'emploie à former un collier ; mais lors même qu'elle n'est pas mise en œuvre, elle ne perd rien de son prix. Pour moi je n'espère pas de pouvoir atteindre dans mes chants l'excellence des vertus et des qualités naturelles de cet auguste envoyé du Très-Haut.
Ces oracles, oracles de la vérité, émanés du Dieu de miséricorde, ont été produits dans le temps;[14] mais en tant qu'ils sont un attribut de celui dont l'essence est éternelle, ils sont eux-mêmes aussi anciens que l'éternité, sans qu'on puisse leur assigner aucune époque ; ils nous instruisent cependant et de ce qui doit arriver au dernier jour, et des événements des siècles d'Ad[15] et d'Irem.[16] Ils sont un miracle toujours existant près de nous, bien supérieurs en cela aux miracles des autres prophètes dont l'existence n'a été que d'un instant. Leur sens clair ne laisse aucun doute dont puissent abuser ceux qui se séparent de la vérité, et il n'est pas besoin d'arbitre pour fixer leur signification. Jamais ils n'ont éprouvé d'attaque, que l'ennemi le plus envenimé n'ait abandonné le combat pour leur faire des propositions de paix. Leur sublime éloquence repousse toutes les entreprises de quiconque ose les attaquer, comme un homme jaloux repousse la main téméraire qui veut attenter à l'honneur de ses femmes. L'abondance des sens qu'ils renferment est pareille aux flots de la mer; ils surpassent en prix et en beauté les perles que recèle l'Océan. Les merveilles qu'on y découvre ne sauraient être comptées; quoiqu'on les relise souvent, jamais ils ne causent de dégoût. Ils répandent la joie et la vie sur les yeux de quiconque les lit : ô toi qui jouis de ce bonheur, tu as saisi une corde qui est Dieu même, garde-toi de la laisser échapper de tes mains. Si tu les lis pour y trouver un refuge contre les ardeurs du feu de l'enfer, les eaux fraîches du livre sacré éteindront les flammes infernales. Ainsi la piscine du Prophète[17] blanchira le visage des pécheurs, fussent-ils noirs comme le charbon avant de se plonger dans ses eaux. Droits comme le pont Sirath,[18] justes comme la balance dans laquelle seront pesées les œuvres des mortels, eux seuls sont la règle et la source unique de toute justice parmi les hommes. Ne t'étonne pas que l'envieux méconnaisse leur mérite, agissant ainsi en insensé, quoiqu'il soit plein de discernement et d'intelligence : ne vois-tu pas que l'œil altéré méconnaît l'éclat du soleil, et que la bouche d'un malade ne reconnaît plus la saveur de l'eau?
O toi, le plus excellent de tous ceux dont les indigents visitent la cour,[19] vers lequel ils se rendent en foule soit à pied, soit sur le dos d'un chameau dont les pieds impriment de profondes traces sur la poussière, toi, le plus grand de tous les prodiges pour l'homme capable de réflexion, le plus précieux bienfait de la divinité pour quiconque sait le mettre à profit ! En une seule nuit tu as été transporté du sanctuaire de la Mecque au sanctuaire de Jérusalem : ainsi la lune parcourt la voûte céleste au milieu des plus épaisses ténèbres. Tu n'as cessé de t'élever jusqu'à ce que tu aies atteint un degré auquel nul mortel ne saurait prétendre ; la longueur de deux arcs seulement te séparait de la divinité.[20]
Tous les prophètes, tous les envoyés de Dieu ont reconnu ta supériorité ; ils t'ont cédé le pas, comme le serviteur se tient derrière son maître. Entouré de cette vénérable cohorte parmi laquelle tu paraissais comme le porte-enseigne, tu as traversé l'espace des sept cieux, ne laissant devant toi aucune place plus proche de la divinité, au-dessus de toi aucun degré plus élevé que celui où tu es parvenu. Tu as rendu tout autre rang vil et méprisable, en comparaison de celui que tu occupais lorsque Dieu lui-même t'a appelé par ton nom, comme on appelle celui qui est distingué par son mérite, et qu'il t'a invité à venir jouir de l'union la plus inaccessible aux regards des mortels, et de la vue du secret le plus impénétrable.
Tu as réuni toute sorte de gloire en ta personne, sans la partager avec qui que ce soit. Il n'est aucun lieu que tu n'aies traversé, sans y trouver de concurrent.
Sublime degré que celui auquel tu as été élevé ! éminentes faveurs que celles dont tu as été comblé !
Disciples de l'islamisme, que notre sort est heureux! nous avons, dans la protection de Dieu même, une ferme colonne que rien ne peut renverser.
Celui qui nous a appelés au culte de Dieu a été déclaré par Dieu même le plus excellent des envoyés : nous sommes donc aussi le plus excellent de tous les peuples.
La seule nouvelle de sa mission a jeté l'épouvante dans le cœur de ses ennemis : tel un troupeau d'imbéciles brebis fuit en désordre au seul rugissement du lion. Partout où il a repoussé leurs attaques, il les a laissés percés de ses lances et étendus sur le champ de bataille, comme la viande sur l'étal d'un boucher. La fuite a été l'objet de leurs vœux, ils portaient envie à ceux dont les membres déchirés étaient enlevés en l'air par les aigles et les vautours. Les jours et les nuits se succédaient et s'écoulaient sans que l'effroi dont ils étaient saisis leur permit d'en connaître le nombre, à l'exception des mois sacrés où la guerre est suspendue.[21] La religion était pour eux comme un hôte importun descendu dans leur demeure, suivi d'une foule de braves tous altérés du sang de leurs ennemis, traînant après lui une mer de combattants montés sur d'agiles coursiers, une mer qui vomissait des flots de guerriers dont les rangs pressés se choquaient et se heurtaient à l'envi, tous dociles à la voix de Dieu, tous animés par l'espoir de ses récompenses, enflammés du désir d'extirper et d'anéantir l'impiété. La religion musulmane qui était d'abord comme étrangère parmi eux, et l'objet de leur mépris, est, pour ainsi dire, devenue par l'effet des armes victorieuses de ce grand Prophète, leur proche parente, et le plus cher objet de leur amour. Dieu a assuré pour toujours parmi eux le secours d'un père et les soins attentifs d'un époux à cette religion auguste ; jamais elle n'a éprouvé le triste sort de l'orphelin, ou l'abandon du veuvage.
Ces défenseurs de la religion ont été aussi fermes et aussi inébranlables que des montagnes. Demande à leurs adversaires ce qu'ils ont éprouvé de la part de ces braves dans chacun des lieux qui ont été le théâtre de leur courage. Interroge Honeïn, Bedr et Ohod,[22] ces lieux où les ennemis de la religion ont succombé à un fléau mortel plus terrible que la peste.
Les glaives de ces soutiens de l'islamisme qui, avant le combat, étaient d'une blancheur éclatante, sont sortis rouges de l'action, après s'être abreuvés dans la gorge de leurs ennemis qu'ombrageait une épaisse forêt de cheveux.
Les flèches que distinguent des raies noires et dont Alkhatt[23] a armé leurs mains, ont tracé une écriture profonde sur les corps de leurs adversaires ; leurs lances, ces plumes meurtrières, n'ont laissé aucun corps exempt de leurs atteintes ; aucune lettre n'est demeurée sans point diacritique.[24]
Ces nobles combattants, hérissés de leurs armes, ont un caractère de piété qui les distingue de leurs ennemis: ainsi le rosier se distingue par ses épines, du bois de sélam qui n'est bon qu'à être la pâture du feu. Les vents qui t'apportent leur odeur, sont les garants d'une victoire assurée : chacun de ces guerriers, au milieu des armes qui le couvrent, semble une fleur au milieu de son calice. Fixés sur le dos de leurs coursiers ; ils y demeurent aussi immobiles qu'une plante qui a crû sur une colline : c'est la fermeté de leur cœur qui les attache, et non la solidité de leurs sangles. Leurs ennemis saisis d'effroi, perdent l'usage de la raison ; ils ne sont plus capables de distinguer un troupeau de faibles agneaux, d'un escadron de cavalerie.
Quiconque a pour appui l'assistance de l'apôtre de Dieu, réduira au silence les lions mêmes dans les marais qui leur servent de retraite.
Jamais vous ne verrez aucun de ses amis privé de la victoire, ni aucun de ses ennemis qui ne soit vaincu. Il a assuré à son peuple, dans la forteresse de la religion, une demeure tranquille, comme le lion habite sans crainte avec ses lionceaux dans des marais inaccessibles.
Combien de disputeurs audacieux que, par le ministère de ce prophète, les paroles de Dieu ont terrassés? Combien d'adversaires ont été subjugués par ses arguments victorieux ?
Te faut-il un autre prodige qu'une science si vaste dans un homme sans lettres, au milieu des siècles de l'ignorance, que tant de connaissances dans un orphelin ?
En lui offrant ce tribut de louanges, je me flatte d'obtenir la rémission des péchés d'une vie passée dans les frivolités de la poésie et dans le service des grands. Ces vaines occupations ont orné mon cou d'une félicité passagère dont les suites fâcheuses sont le sujet de mes justes alarmes : ainsi l'on pare une brebis destinée à servir de victime. En me livrant à ces frivoles amusements j'ai suivi la séduction de la jeunesse ; le crime et le repentir, voilà les fruits que j'en ai recueillis.
O mon âme ! ton négoce t'a ruinée entièrement; tu n'as pas su acheter les biens de la religion au prix des choses de ce monde. Celui qui vend sa félicité future pour s'assurer un bonheur présent, fait un échange funeste, et souffre une perte incalculable.
Quand je commettrais une faute, je ne perdrais pas pour cela tous mes droits à la protection de ce prophète : la corde à laquelle je me suis attaché, ne sera pas rompue sans ressource. J'ai droit à le regarder comme mon patron, puisque je porte le nom de Mahomet; et personne ne respecte plus que lui les droits de la clientèle.
Si, au jour de la résurrection, il ne me prend pas la. main avec une bonté pleine de tendresse, tu pourras dire de moi que j'avais appuyé les pieds sur un lieu glissant ; mais loin de lui cette infidélité que quiconque a espéré en sa bonté, soit frustré de son espoir ; que celui qui a cherché un asile près, de lui, n'éprouve pas les effets de sa protection !
Depuis que mon esprit s'occupe de chanter ses louanges, j'ai reconnu qu'il prend le soin le plus tendre de mon salut.
Jamais ses libéralités ne manquent d'enrichir la main de l'indigent : ainsi la pluie fait éclore les fleurs sur les collines.
Je ne désire point de recevoir de lui les biens frivoles de ce monde, pareils à ceux dont Harim, fils de Sénan, payait les vers que Zohaïr chantait à sa louange.[25]
O le plus excellent des êtres créés ! Quel autre que toi prendrai-je pour refuge en ce moment terrible, commun à tous les mortels? Apôtre de Dieu, ta gloire ne sera point ternie par le secours que tu m'accorderas, au jour où Dieu se manifestera sous le nom de vengeur : car ce monde et le monde futur sont des effets de ta libéralité, et tous les décrets tracés par la plume éternelle sur les tablettes du Très-Haut, font partie de tes connaissances.
O mon âme, que la grandeur de tes fautes ne te jette pas dans le désespoir ; les plus grands crimes sont, par rapport à la clémence divine, comme les fautes les plus légères. Au jour où le Seigneur distribuera ses miséricordes, sans doute il daignera les proportionner aux péchés de ceux qui l'auront offensé.
O mon Dieu ! ne permets pas que je sois trompé dans mon espérance ; ne permets pas que je sois déçu dans mes calculs ! Qu'en ce monde et en l'autre ta bonté se fasse sentir à ton esclave; car tout courage l'abandonne aussitôt que les dangers le menacent.
Ordonne aux nuées de tes faveurs de se répandre toujours avec abondance sur ton prophète, et de verser sur lui sans interruption leurs eaux salutaires, aussi longtemps que le souffle des zéphyrs agitera les rameaux du ban; aussi longtemps que les conducteurs des chameaux charmeront leurs fatigues par des chansons.
Fais la même grâce à ses descendants, à ses compagnons, et à ceux qui leur ont succédé, à ces hommes distingués par leur piété, leur pureté, leur science, et la noblesse de leurs sentiments.
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[1] Voyez sur cet arbre les Oiseaux et les fleurs, p. 142 et suiv.
[2] C'est-à-dire, j'aurais noirci sa chevelure, afin que la couleur de ses cheveux blancs n'ajoutât pas à l'indignité de ma conduite un nouveau degré de honte et d'opprobre.
[3] C'est-à-dire de Mahomet. Le poème ne commence réellement qu'ici. Tout ce qui précède ne sert que d'introduction au véritable sujet.
[4] C'est-à-dire: n'attribue point à Mahomet la divinité; mais à l'exception de cela, dis de lui tout ce que tu voudras.
[5] Lac qui se dessécha, dit-on, à la naissance de Mahomet. Voyez la vie de Mahomet, par Savary, p. 4.
[6] Allusion au verset 17 de la seconde surate du Coran.
[7] Voyez la traduction du Coran, par Savary, tome II, p. 402.
[8] Voyez sur cette célèbre journée la vie de Mahomet, entête du Coran, traduit par Savary, p. 49 et suiv.
[9] C'est-à-dire pour en ôter la concupiscence et la source du péché, ce que les Arabes nomment, la noirceur ou le grain du cœur.
[10] Voyez à ce sujet la vie de Mahomet, par Savary, p. 42.
[11] C’est-à-dire Mahomet et Abou-Bekr son beau-père.
[12] Voyez sur le voyage nocturne de Mahomet, l’Exposition de la foi musulmane, p. 13.
[13] C'est-à-dire les versets du Coran.
[14] Voyez la traduction de Berkevi, p. 6.
[15] Voyez le Coran, tome Ier, p. 216 et suiv.
[16] Prince impie qui voulait s'attribuer la divinité. Mahomet en parle dans le Coran, au chap. 89. Voyez la Biblioth. or. au mot Iram.
[17] Voyez l'Exposition de la foi musulmane, p. 19.
[18] Voyez sur ce pont l’Exposition de la foi musulmane, p. 18.
[19] C'est-à-dire le tombeau, ou « Le plus excellent de ceux à qui l'on peut demander des faveurs ».
[20] Coran sur. LIII, v. 9.
[21] Ces mois sont au nombre de quatre, ce sont moharram, redjeb, dzou’lkada et dzou’lhiddjeh, c'est-à-dire le 1er, le 5e, le 7e et le 12e de l'année.
[22] Lieux des victoires de Mahomet.
[23] Voyez la Chrestomathie arabe, tom. II, p. 331.
[24] Allusion à l'écriture arabe dans laquelle la moitié environ des lettres ont un ou plusieurs points que les grammairiens nomment diacritiques.
[25] Zohaïr est auteur d'une des sept moallacats, célèbres poèmes, ainsi nommés à cause qu'ils avaient été attachés par honneur à la porte de la Kaaba. Voyez Zohari carmen foribus templi Meccani appensum, publié par M. Rosenmüller, à Leipzig, en 1792.